samedi 21 décembre 2024

Innovation et créativité, la Domus aurea au carrefour des arts et de la technologie en cours de latin

Cet article détaille une séance d’histoire des arts en cours de langues et cultures de l’Antiquité axée sur la Domus Aurea de Néron. La séance est conçue pour des élèves de Terminale. L’objectif est d’encourager une réflexion approfondie sur le rôle de l’imitation dans le processus créatif. Après avoir parcouru une variété de documents artistiques de différentes époques, de l’Antiquité à la modernité, en passant par la Renaissance, les élèves utilisent Artbreeder, un outil d’intelligence artificielle générative qui permet de combiner diverses images pour offrir une expérience unique de création artistique.

Contexte :

La séance s’inscrit dans le cadre plus large d’une unité sur l’innovation, la création et la production, thème défini par le programme d’option Langues et Cultures de l’Antiquité (LCA) en Terminale. Avant cette séance, les élèves ont eu l’opportunité de découvrir et de traduire des passages de la Vie de Néron XXXI, par Suétone, qui y retrace avec détails la splendeur de la Domus Aurea, la résidence extravagante de l’empereur Néron. On s’est en particulier arrêté sur la Cenatio rotunda, récemment mise à jour par une équipe d’archéologues. A ce sujet, les élèves ont profité de la vidéo réalisé par le CNRS en 2014.

Déroulement succinct de la séance :

Cette brève séance d’une durée d’une heure se divise en 3 étapes principales :

  1. Introduction à la Domus Aurea : Une présentation guide les élèves à travers l’histoire de l’art, soulignant l’importance et l’influence de la Domus Aurea dans le paysage artistique de l’Antiquité.
  2. Exploration avec Artbreeder : Les élèves expérimentent avec Artbreeder, une plateforme qui permet de fusionner des images. Cette activité pratique vise à démontrer le potentiel de l’IA dans le domaine artistique et à encourager une pensée créative et critique.
  3. Réflexion écrite : En conclusion, les élèves rédigent un texte réflexif. Ce moment de synthèse leur permet de contextualiser les connaissances acquises et d’exprimer leurs réflexions sur l’imitation et l’innovation dans la création artistique.

Objectif pédagogique :

La séance vise à ouvrir un espace de réflexion sur la nature cyclique de l’art, où l’imitation et l’innovation se rencontrent, en exposant les élèves à des œuvres de différentes époques et en les impliquant dans un processus créatif grâce une technologie d’intelligence artificielle. L’objectif est d’approfondir leur compréhension du processus créatif et de stimuler leur curiosité intellectuelle et leur esprit critique.

1re partie de la séance : l’héritage de la Domus Aurea dans l’histoire des arts

Dans cette première partie de la séance, les élèves découvrent la façon dont la Domus aurea a marqué l’histoire des arts.

La Domus aurea dans la peinture romaine

Le cours commence par situer la décoration de la Domus Aurea dans le contexte de l’art romain, montrant comment le style néronien a été influencé par les tendances artistiques des 2e et 3e styles pompéiens.

Exemple de style de la 2e période : Cubiculum de la Villa de P. Fannius Synistor. 50–40 av. J.-C.

Exemple de style de la 2e période : Persée et Andromède. Fresque murale du mur ouest du tricliunium

Les grotesques de la Domus Aurea

Renaissance et redécouverte

La redécouverte de la Domus Aurea pendant la Renaissance est ensuite abordée comme un moment clé qui met en évidence son influence sur les artistes de cette époque. Il est aisé de faire le parallèle entre la décoration de la résidence de Néron et des œuvres de la Renaissance, illustrant ainsi l’admiration et l’inspiration suscitées par l’Antiquité romaine.

La Salle du Sphinx, Domus Aurea, découverte en 2019

Ainsi, les parallèles entre la décoration du palais de Néron et la Loggetta du cardinal Bibbiena sont particulièrement frappants.

Loggetta du cardinal Bibbiena

Décoration de la Salle du Sphinx

Détail d’un pilier de la loggetta du cardinal Bibbiena

Mais les réalisations de Raphaël et de son école ne sont pas une simple copie de l’antique, mais un exemple remarquable de transition de l’imitation à la création originale. Inspiré par les peintures de la Domus Aurea, Raphaël a insufflé une nouvelle vie dans ses œuvres, démontrant l’interaction riche entre l’imitation et la création.
Le site des Musées du Vatican propose une visite virtuelle et immersive dans les chambres de Raphaël, où l’on peut voir à la fois l’influence de la peinture romaine récemment redécouverte, mais aussi la façon dont ces motifs sont intégrés par le peintre d’Urbino dans une composition nouvelle et originale.

Capture d’écran du site du musée du Vatican

Art contemporain et réflexion sur la ruine

Enfin, le cours se clôt sur l’œuvre d’Anne et Patrick Poirier, La Voie des Ruines Noires (1976), exemple contemporain d’une œuvre qui revisite la Domus aurea en explorant les thèmes de l’oubli et de la destruction à travers l’esthétique de la ruine. Cette création sert de métaphore à la fragilité humaine et invite à une réflexion sur le cycle de la vie et la mort des civilisations.

Conclusion la 1re partie du cours : Imitation et création, un dialogue continu

En conclusion, cette première partie du cours met en lumière le dialogue constant entre imitation et création dans l’art. Il montre comment les artistes se sont inspirés des œuvres passées pour créer quelque chose de nouveau et d’unique. La Domus Aurea sert d’exemple de ce processus créatif, influençant l’art de la Renaissance à l’ère contemporaine.

Remixer les œuvres avec Artbreeder

Dans cette seconde phase du cours, l’exploration avec Artbreeder devient un terrain fertile pour l’expérimentation et la découverte. Cette plateforme, qui utilise des algorithmes avancés pour fusionner des images, permet aux élèves de “remixer” des visuels issus de différentes périodes et styles. Cette démarche met en exergue plusieurs aspects cruciaux du processus créatif à l’ère numérique.


NB. Il est vivement conseillé que l’enseignant crée lui-même le compte sur Artbreeder, qui lui donnera la possibilité de remixer plusieurs images par mois. La création d’un compte par les élèves eux-mêmes est déconseillée pour protéger leurs données personnelles.

La consigne est donnée aux élèves de choisir parmi les œuvres étudiées, celles qu’ils souhaitent remixer pour examiner en classe les propositions et les choix faits par l’outil d’intelligence artificielle.

Exploration de la créativité

Les élèves se lancent donc dans un processus créatif où des éléments familiers sont réassemblés de manière nouvelle et surprenante, générant ainsi des découvertes visuelles inattendues.

Création réalisée par les élèves sur Artbreeder mixant des images de la Domus Aurea et de La Voie des Ruines Noires

Les premières tentatives des élèves avec Artbreeder, qui peuvent ne pas être immédiatement satisfaisantes, mais qui aboutissent finalement à des créations surprenantes, illustrent les théories de Henri Poincaré sur la pensée inconsciente et l’importance de l’itération dans le processus créatif (Voir la conférence de Poincaré sur « L’invention mathématique », 1908). Ce phénomène suggère que la créativité peut émerger de l’interaction continue avec un système offrant des variations et des alternatives imprévues, facilitant ainsi un dialogue entre la conscience et l’inconscient.

Création réalisée par les élèves avec Artbreeder mixant des images de peintures appartenant au 2e et 3e style pompéien

Interaction co-créative humain-machine

L’utilisation d’Artbreeder souligne finalement une dynamique co-créative entre les élèves et l’IA, où la machine devient plus qu’un simple outil et agit comme un partenaire de création. Cette interaction met en lumière des questions sur l’autonomie dans la création artistique, la propriété des œuvres et la valeur relative des contributions humaines par rapport à celles générées par l’IA.

Fresque de la Domus Aurea

Création réalisée par les élèves avec Artbreeder mixant des images de peintures appartenant au 2e style pompéien et de la fresque de la Domus aurea ci-dessus

Création réalisée par les élèves avec Artbreeder mixant des images de La Voie des Ruines Noires et de la fresque de la Domus aurea ci-dessus

L’acte de sélectionner et de combiner des images variées illustre la notion de créativité combinatoire, inspirée des idées de Margaret Boden (voir par exemple The Creative Mind: Myths and Mechanisms, Routledge; 2e édition, 2003). Cette activité montre ainsi comment la technologie peut étendre les capacités de combinaison de l’esprit humain, facilitant une exploration créative au-delà de ce qui est immédiatement accessible. C’est ce que la 3e étape de la séance a effleuré à travers un temps de réflexion individuelle, partagée dans un forum du cours. A partir de la consigne suivante « En vous appuyant sur ces connaissances et l'expérimentation d'ArtBreeder, quelles réflexions pouvez-vous en tirer sur le rôle de l'imitation dans la création artistique ? ».

Les premières réflexions des élèves auraient mérité d’être développé, mais le temps a manqué dans le cadre de la séance.

Des pistes à approfondir

Au cours de ce premier travail, certaines pistes n’ont pas été abordées. Par exemple, les élèves ont peu à peu puisé non plus uniquement dans les œuvres présentées lors du cours, mais dans leur musée intérieur. Ainsi ont-ils essayé de remixer l’œuvre de Picasso, Guernica, avec des vues de la domus aurea.

Quelques tentatives de remixer Guernica

Cependant, il aurait été intéressant d’amener une réflexion plus approfondie sur le choix de l’œuvre. En effet, le choix de l’œuvre de Picasso tient davantage de sa familiarité chez les lycéens : ceux-ci n’ont pas réfléchi au sens de l’œuvre elle-même ni aux implications de son mélange avec les peintures antiques de la Domus aurea. Cette réflexion, qui pourrait d’ailleurs avoir lieu avant ou après les essais avec Artbreeder, me semble nécessaire, car elle serait à même de donner un sens aux créations synthétiques de la machine. Car même dans un contexte où les machines peuvent produire des œuvres qui semblent reposer sur des clichés, il reste possible d’orienter ces outils vers la création d’œuvres uniques et expressives, démontrant ainsi la capacité de l’IA à enrichir la créativité humaine.

De la même façon, le commentaire que les élèves ont fait des œuvres créées par l’outil est demeuré superficiel ; or il aurait été intéressant de faire émerger des réflexions et des interprétations plus approfondies des images générées car les images créées n’ont de sens que pour ceux qui les regardent et non pour l’artiste qui les crée et qui est ici absent.

Enfin, il serait donc intéressant d’explorer avec les élèves la façon dont Artbreeder anthropomorphise, via son nom, la technologie. En effet, les termes utilisés par l’application, tels que “éleveur, reproducteur” (breeder), “générer” (generate), reflètent cet état de fait. Cette tendance à anthopomorphiser les systèmes d'intelligence artificielle est très largement ancrée dans notre langage quotidien, lorsque l'on évoque par exemple les hallucinations des système d'IA ou que l'on dit que l'on dialogue avec des agents conversationnels comme ChatGPT,  Ainsi, pourrait-on amorcer une discussion sur cette anthropomorphisation : cela reflète-t-il ce qu’ils pensent de l’IA ? Qu’est-ce que cela signifie lorsque nous pensons à la technologie de l’IA de cette manière ?

Conclusion

L’intégration de l’IA dans les processus créatifs par le biais d’Artbreeder enrichit considérablement l’apprentissage artistique, offrant aux élèves de nouvelles façons d’explorer la créativité. Cette expérience met en lumière l’importance de considérer les outils technologiques non seulement comme des extensions des capacités humaines, mais aussi comme des acteurs actifs dans le dialogue créatif. Elle ouvre de nouvelles voies pour l’innovation, l’expression artistique et la réflexion critique sur le rôle de la technologie dans la création artistique, soulignant l’interaction enrichissante entre l’IA et la créativité humaine dans l’éducation.

Bibliographie et sitographie

On consultera avec profit la bonne synthèse réalisé par Jean-Baptiste Clad autour des questions autour des système d'intelligence artificielle et de la créativité à l'occasion d'un webinaire tenu lors de la semaine de l'IA dans la région académique du Grand Est.

Les ressources qui ont servi à la conception de la séance et à la rédaction de l'article sont les suivantes :

  • Sofian Audry, Art in the Age of Machine Learning, The MIT Press, 2021
  • Larry F. Ball, The Domus Aurea and the Roman Architectural Revolution, Cambridge University Press, 2003
  • Margaret Boden, The Creative Mind: Myths and Mechanisms, Routledge, 2e édition, 2003
  • Oliver Bown, Beyond the Creative Species, The MIT Press, 2021
  • Gregory Chatonsky, Who is the artist, mars 2024, [consulté en ligne http://chatonsky.net/who-is-the-artist/]
  • CNRS, Une folie de Néron, 2014 [consulté en ligne https://images.cnrs.fr/video/4183]
  • Nicole Dacos, La découverte de la Domus aurea et la formation des grotesques à la Renaissance, Studies of the Warburg Institute, 1969
  • Arthur I. Miller, The Artist in the Machine, The MIT Press, 2020
  • Suétone, Vie de Néron, XXXI
  • Michel Vérot, Les grotesques, CNDP, 1980 [consulté en ligne https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1321050n/f1]

Les différentes images utilisées sont ici de Wikipédia.