Former le jugement littéraire à l’ère du texte généré : scénario pédagogique autour d’Ourika de Claire de Duras
Introduction
Nicolas Bannier
Au cours de l'année scolaire 2024-2025, la publication du cadre d'usage ministériel des intelligences artificielles génératives (juin 2025) a marqué une étape décisive pour leur intégration dans l'enseignement secondaire français. Ce document pose des conditions strictes : respect de principes éthiques, transparence des outils et contribution effective aux apprentissages. Dans l'enseignement du français et de la littérature, cette évolution soulève une question centrale : dans quelle mesure l'IA générative peut-elle servir de levier pour développer les compétences de lecture littéraire et d'écriture créative, sans réduire leur portée critique, esthétique ou interprétative ?
Cet article analyse une expérimentation pédagogique menée en classe de seconde générale autour du roman Ourika de Claire de Duras.
Cette séquence articule écriture créative, analyse critique de productions générées par IA, et lecture littéraire approfondie. Elle vise à construire chez les élèves ce que nous nommerons un "regard d'auteur". La première partie retrace le scénario pédagogique en cinq étapes ; la seconde analyse les apports et limites de l'IA comme outil didactique, en soulignant les vigilances critiques qu'impose son usage.
La séance décrite a lieu au début du travail sur Ourika avec les élèves. Ils ont découvert le récit à travers l'étude de l'ouverture (le récit du médecin) et ont vu comment le point de vue de celui-ci oriente déjà la perception du lecteur sur Ourika. Ensuite, ils ont lu les premières pages du roman de manière autonome jusqu'à la scène du bal en l'honneur d'Ourika, avant la révélation, lorsqu'elle surprend la conversation, de la réalité de son destin.
Le dispositif nécessite un accès à la plateforme Compar.ia du Ministère de la Culture, qui permet de comparer différents modèles de langage sans compte élève individuel.
Compétences du CRCN (Cadre de Référence des Compétences Numériques) :
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Domaine 1 – Information et données : Traiter des données.
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Domaine 2 – Communication et collaboration : Partager et publier
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Domaine 3 – Création de contenus : Développer des documents textuels
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Domaine 5 – Environnement numérique : Évoluer dans un environnement numérique
Ce dispositif développe particulièrement la littératie critique en IA (Si tous les élèves de la classe disposaient déjà d'une expérience personnelle de l'intelligence artificielle générative, aucun ne s'en était jamais servi dans un cadre pédagogique structuré).
Partie I : Du texte élève au texte IA : construire une posture critique en littérature
Le scénario pédagogique s’attache à construire, par étapes progressives, une posture à la fois personnelle et critique chez les élèves, à partir de leur confrontation à différents types de textes — les leurs, ceux générés par IA, puis le texte source de Claire de Duras. L’objectif n’est pas d’opposer ces écritures, mais d’en faire des leviers d’analyse pour affiner la compréhension des choix narratifs et stylistiques, et préparer une lecture littéraire exigeante.
1. Mise en place : écriture initiale et projection interprétative
La séance s’ouvre sur un temps d’écriture créative pendant lequel chaque élève imagine et rédige une hypothèse de prolongement du texte de Claire de Duras. La consigne donnée aux élèves est la suivante :
En proposant en une dizaine de lignes leur propre version, les élèves deviennent acteurs et interprètes, mobilisant à la fois leur imaginaire personnel, leur sensibilité et leur compréhension initiale du texte de façon à anticiper la scène suivante. Ce premier acte d’écriture agit comme un levier d’engagement, une manière de s’approprier le texte et de se positionner en lecteur actif. Il permet également de fixer un horizon d’attente, un point d’appui subjectif qui donnera sens à la confrontation future avec des productions diverses.
L'objectif de ce dispositif est donc de développer chez les élèves ce que nous appelons un "regard d'auteur" : une posture de lecture qui consiste à observer le texte de Duras non plus seulement comme lecteur passif, mais en se demandant comment l'autrice s'y prend pour produire tel ou tel effet sur le lecteur.
En passant eux-mêmes par l'écriture (qu'elle soit directe ou, comme nous le verrons, pilotée par prompt), les élèves expérimentent concrètement les contraintes de la production textuelle : choisir un point de vue, doser l'implicite, construire une progression narrative, trouver le mot juste. Cette expérience pratique leur permet ensuite de mieux percevoir les choix stylistiques délibérés de Claire de Duras dans Ourika.
Comme le souligne Chiara Ramero (2020) dans ses travaux sur l'écriture créative au service de la lecture littéraire, "en abordant le littéraire par le faire", les étudiants développent une relation au texte qui articule réception (posture de lecteur) et production (posture de scripteur). L'écriture devient alors un "outil évaluateur de la compréhension d'un texte littéraire", permettant aux élèves de s'approprier personnellement l'œuvre tout en développant leur capacité d'analyse.
L’enseignant veille à ce que cette parole écrite reste bien première, en garantissant une autonomie maximale aux élèves avant toute intervention extérieure, notamment numérique, afin de préserver la singularité et la créativité des contributions.
La lecture d'un exemple de production élève permet de saisir à la fois les obstacles d’écriture rencontrés et la manière dont les élèves se projettent dans l’univers narratif, révélant leurs premières interprétations du texte et leurs représentations du conflit central.
Cette première version met en évidence des choix interprétatifs nets et des faiblesses d’écriture : le conflit est explicité (« il est temps de vendre Ourika », « tu dois retourner au Sénégal »), mais l’arrière-plan social et la focalisation interne d’Ourika sont absents. Le dialogue, déplacé vers une scène de théâtre, affaiblit le cadre réaliste du roman.
2. Confrontation aux productions IA comme « texte punching-ball »
Dans la deuxième phase de la séance, les élèves découvrent plusieurs versions alternatives générées automatiquement par l’intelligence artificielle en réponse à la même consigne d’écriture qu’eux-mêmes. Ces deux textes ont été générés grâce au site Compar.ia (développé par le Ministère de la Culture).
Ci-dessous les deux textes générés par deux modèles de langage différents et soumis à la lecture des élèves :
Ces brouillons, oscillant entre tentatives convaincantes et maladresses narratives, sont présentés sans intention de validation, mais comme des « textes punching-ball » destinés à la critique collective.
L’exercice consiste tout d’abord pour les élèves à classer ces productions en catégories « réussies » ou « ratées », en justifiant leurs jugements par des preuves précises issues du texte. Ils proposent ensuite également des pistes concrètes d’amélioration, stimulant ainsi leur capacité d’analyse argumentée.
Notre idée est que critiquer des textes clairement identifiés comme « non humains » facilite un recul nécessaire, souvent difficile à prendre lors des échanges entre pairs où l’aspect affectif entre en jeu.
Ce rôle de l'IA comme médiateur critique, favorisant la construction de critères d'appréciation explicites et la réflexivité sur les attendus scolaires, rejoint les résultats de l'expérience menée par Fanny Rinck (2025) dans la formation des enseignants du primaire. Rinck montre que la confrontation à des textes générés par IA, en parallèle de textes d'élèves, fournit un appui puissant pour faire émerger une lecture comparative, expliciter les attentes du genre, et structurer le guidage de l'écriture – et ce, sans imposer la norme du texte "modèle", mais en outillant, par la discussion, une posture critique et interprétative chez les futurs enseignants. Cette perspective conforte la pertinence d'une exploitation raisonnée des textes IA pour nourrir la littératie critique et la capacité à nommer les critères, tant du côté des élèves que des adultes en formation.
L'analyse des deux textes générés (Meta/Llama 3.1 et OpenAI/GPT-4.1) révèle en effet des caractéristiques récurrentes déjà identifiées par Quaranta (2025) dans sa comparaison entre productions d'étudiants en création littéraire et ChatGPT :
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La tendance à la généralisation et à la platitude narrative, avec multiplication d'adjectifs stéréotypés : la première version multiplie les formules convenues (« très jolie », « si... exotique », « si jeune, si innocente ») sans densité sensorielle, là où Duras travaille l'implicite et la suggestion. Ces adjectifs relèvent de ce que l'auteur nomme l'absence de « vision personnelle » : l'IA, entraînée sur des modèles de langage massifs où les textes médiocres sont plus nombreux que les chefs-d'œuvre, opère un « nivellement vers le bas » structurel.
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Une structure linéaire et prévisible : la seconde version, malgré ses didascalies émotionnelles (« hésitante, humble », « secouée, réalisant peu à peu »), suit un schéma mécanique (admiration → doute → prise de conscience) qui épuise rapidement le suspense, contrairement au texte de Duras où la révélation fonctionne par accumulation et sidération.
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Un « remplissage éditorial » sans approfondissement : comme l'observe Quaranta, « l'IA tire à la ligne » en ajoutant des éléments narratifs redondants. Les formules comme « Je ne sais pas... Je pense qu'elle a de la chance » ou le dialogisme artificiel (« Pourquoi cette admiration me touche-t-elle autant ? ») étirent le texte sans en approfondir la tension dramatique.
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Des simplifications dans les choix narratifs : là où l'IA construit des dialogues frontaux et explicites, Duras travaille sur l'oblique, le fragmentaire, l'inavouable. Les deux versions passent à côté d'un élément décisif du texte de Duras, le dispositif spatial (le paravent, la porte entrouverte, Ourika cachée). Cette scénographie matérialise physiquement l'exclusion sociale et transforme la scène d'écoute en violence symbolique. C'est précisément cet écart – entre dire explicitement (productions IA) et suggérer par le dispositif narratif (Duras) – que les élèves seront amenés à identifier dans l'étape 4.
Toutefois, malgré l'analyse critique que l'on peut faire de ces textes, la réception des élèves s'est révélée plus nuancée. Le premier texte (Meta/Llama 3.1) a notamment été bien accueilli par une partie de la classe : plusieurs élèves ont trouvé la narration fluide et cohérente, et n'ont pas identifié de défauts majeurs. Cette appréciation positive témoigne de la capacité de l'IA à produire des textes formellement corrects et narrativement satisfaisants, répondant aux attentes d'une lecture « efficace ». Ce constat rejoint les résultats d'une étude récente menée par Porter et al. (2024), qui montre que des lecteurs non experts en littérature ont davantage apprécié des poèmes générés par ChatGPT-3.5 que ceux de grands auteurs comme William Shakespeare, Emily Dickinson, T.S. Eliot ou Walt Whitman. Les chercheurs expliquent cette préférence paradoxale par la plus grande accessibilité des textes produits par l'IA, qui présentent des structures plus simples et plus directes facilitant la compréhension immédiate.
Pour le second texte (OpenAI/GPT-4.1), les remarques des élèves se sont principalement concentrées sur des questions de forme générique : le recours massif au dialogue et aux didascalies a été perçu comme problématique, le texte ressemblant davantage à un texte de théâtre qu'à un récit romanesque. Cette observation, bien que technique, révèle une attention aux codes narratifs et aux conventions de genre – compétence essentielle dans la construction d'un « regard d'auteur ».
Ces observations, qu'elles portent sur des réussites ou des écarts formels, constituent précisément les « prises » critiques qui permettent aux élèves d'affiner leur compréhension des choix narratifs. Plutôt que d'opposer systématiquement IA et littérature sur le registre du déficit, il s'agit de faire de la comparaison un outil d'analyse : en identifiant ce qui fonctionne (fluidité narrative, cohérence) et ce qui pose question (hybridation générique, explicitation excessive), les élèves développent une capacité à nommer les effets produits par un texte et à interroger les moyens mis en œuvre pour les obtenir.
Ce travail de décodage, soutenu par un échange collectif et cadré, agit comme un sas pédagogique, facilitant l’appropriation d’une posture critique. Il permet d’introduire concrètement les élèves aux spécificités techniques et culturelles des productions algorithmiques, une étape indispensable pour cultiver une démarche réflexive éclairée tout en les introduisant à une réflexion sur les choix stylistiques opérés par Claire de Duras.
Toutefois, il importe que ce détour par l’IA ne devienne pas un écran qui invisibilise les productions des élèves eux-mêmes. Sans mise en discussion de leurs propres productions, les élèves peinent à élaborer un regard critique sur leur écriture — pourtant essentiel à la construction d’une posture d’auteur.
3. Ateliers différenciés pour valoriser la diversité des compétences et l’agentivité
Afin de prendre en compte la diversité des profils et des compétences au sein de la classe, la séance propose un dispositif différencié offrant aux élèves la liberté de choisir entre deux ateliers, chacun ciblant des objectifs pédagogiques identiques, malgré des modalités différentes. L’enjeu commun reste de préparer les élèves à la lecture fine du texte de Duras et d’approfondir la réflexion amorcée lors de la critique collective sur les choix stylistiques et narratifs.
Atelier « réécriture » :
Les élèves reprennent une portion de leur texte initial pour la réécrire en appliquant une amélioration ciblée, choisie parmi les leviers identifiés collectivement. Il s’agit de travailler la richesse stylistique, la cohérence narrative ou la précision argumentative. Ils conservent les deux versions (avant/après) accompagnées d’une explication succincte. Cette modalité privilégie l’écriture directe et la conscience réflexive des choix stylistiques.
Atelier « prompt » :
Cet atelier invite les élèves à élaborer un prompt précis et structuré qui intègre un ou deux leviers d’amélioration identifiés lors de la critique collective des brouillons IA. Une fois ce prompt rédigé, ils génèrent un nouveau texte via l’IA et annotent les modifications obtenues par rapport à la version précédente. La trace écrite comprend le prompt final ainsi qu’une synthèse expliquant les choix opérés.
L'objectif est double : maîtriser la formulation du prompt pour manifester un regard d'auteur, puis lire de façon critique les productions générées. Le paradoxe — critiquer l'IA tout en l'utilisant — est assumé : c'est par l'expérimentation encadrée que les élèves perçoivent ses limites et affinent leur jugement critique.
La moitié des élèves de la classe a opté pour l'atelier IA, tandis que l'autre moitié a choisi l'atelier de réécriture.
Convergence des apprentissages : un cadre commun, des effets contrastés :
Les deux ateliers — réécriture directe ou génération pilotée par IA — reposaient sur une même exigence : identifier, formuler et appliquer des critères de qualité textuelle. Dans chaque cas, il s’agissait de mettre à l’épreuve des intentions d’écriture précises, de travailler la cohérence narrative, la justesse stylistique, et l’adéquation entre intention et effet produit.
Le choix laissé aux élèves visait à valoriser leur agentivité tout en installant une culture commune de l’explicitation : expliciter un choix, nommer un effet, comprendre un écart.
En théorie, cette différenciation devait permettre à chacun de progresser selon ses forces — les uns en perfectionnant leur style, les autres en testant les effets de formulation d’un prompt. En pratique, les résultats ont révélé une efficacité contrastée.
En effet, l’analyse des productions du groupe qui a travaillé avec l’IA montre que les compétences visées — écrire un prompt, évaluer un texte généré, le comparer à un modèle — sont encore fragiles chez la majorité des élèves.
Dans notre dispositif, environ la moitié des élèves montrent une compréhension correcte de ce qu’est un prompt : les meilleurs formulent des consignes claires, contextualisées, avec des contraintes stylistiques, qui à défaut d'être précises, sont du moins présentes : (ex. : « il faut veiller à ne pas être cliché, à être clair… » ou « intégrer les émotions d’Ourika et améliorer le style littéraire »). Cependant, la majorité des élèves reste sur des prompts vagues ou syntaxiquement confus, composés de simples demandes d’écriture sans cadrage stylistique marqué (ex. : « imagine une conversation… »).
Cette hétérogénéité soulève une question pédagogique centrale : déléguer les choix narratifs à l'IA via un prompt vague revient à renoncer à ce qui constitue l'auctorialité, soit « assumer certaines responsabilités qui incombent à l'emploi de cette posture d'auteur » (Boily & Beaudry, 2017). Dès lors, le prompt peut-il constituer une forme de « prescription créative » qui développe une compétence d'auteur, ou déplace-t-il simplement la compétence d'écriture vers une compétence de pilotage algorithmique ? Nos observations suggèrent que la réponse dépend largement de la qualité de l'encadrement et du niveau de précision exigé dans la formulation.
Même hétérogénéité dans les feedbacks : rares sont ceux qui articulent citations, critères d’évaluation et comparaison fine avec le texte original. L’un des rares exemples pertinents souligne que « l’ambiance du bal est bien rendue, mais les propos restent trop vagues pour faire sentir la violence sociale du dévoilement », tandis que d’autres se limitent à des jugements globaux du type « le texte est bien écrit » ou « l’histoire est cohérente ».
Ces constats rejoignent les résultats de l’étude d’Abdelghani et al. (2025), selon laquelle les élèves peinent à détecter la qualité d’une réponse IA même quand elle est manifestement fautive, et tendent à surévaluer la fluidité du texte au détriment de sa profondeur interprétative.
Ces écarts n’invalident pas la démarche, mais soulignent une nécessité : celle d’un retour plus explicite sur la manière dont un texte — humain ou généré — produit du sens. C’est ce qui motive la phase suivante, recentrée sur la lecture de Duras.
4. Lecture guidée du texte original et analyse stylistique
Après cette exploration par l’écriture et la critique, la séance se recentre sur l’extrait original d’Ourika de Claire de Duras. Ce retour au texte ne marque pas une rupture, mais une continuité : les tâtonnements des élèves — qu’ils aient écrit ou généré — servent désormais de point d’appui pour interroger les choix de l'autrice et le style du texte source.
L’enseignant accompagne donc la classe dans une lecture attentive et partagée, favorisant un échange argumenté et une construction collective du sens.
L’analyse ciblée porte sur les éléments clés du « choc » émotionnel vécu par le personnage principal, Ourika. Trois axes principaux sont explorés :
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Les indices spatiaux et matériels : le paravent, la porte cachée, la fenêtre et autres objets sont examinés pour comprendre comment ils symbolisent la mise à l’écart d’Ourika dans l’espace social et narratif.
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La parole et le ton de la marquise : les formulations péremptoires, absolues, et répétitives sont mises en lumière pour révéler la nature excluante et définitive du discours qui condamne le personnage.
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Les réactions physiques et émotionnelles d’Ourika : par l’analyse de mots expressifs, de rythmes, et d’images corporelles, les élèves saisissent l’impact du choc psychologique sur le personnage.
Les élèves prennent des notes de ces échanges qui visent à établir des liens précis entre observations textuelles et effets produits.
Cette phase aboutit à la rédaction d’une courte analyse écrite, où chaque élève articule : une thèse claire, une sélection rigoureuse de citations pertinentes, et une explication des procédés stylistiques engagés.
Cet exercice est également suivi d'un bref travail d'écriture évalué de façon formative par l'enseignant :
Par cette démarche, le groupe consolide sa compréhension collective du texte. Ce retour au texte littéraire, nourri par les expérimentations précédentes, permet de réancrer les apprentissages dans une lecture exigeante. C’est à ce moment que s’éprouve, concrètement, la différence entre un texte simplement fluide — et un texte véritablement signifiant.
5. Ajustement pédagogique : expliciter, verbaliser, interpréter
L’analyse des productions du groupe ayant travaillé avec l’IA confirme la fragilité de certaines compétences : formuler un prompt littéraire, évaluer un texte généré et le comparer à un modèle suppose une posture d’analyse encore instable. Beaucoup d’élèves ont su demander, mais peinent à juger : leurs requêtes sont techniquement correctes, mais leur lecture critique reste superficielle.
Pour dépasser cet obstacle, une tâche orale complémentaire a été introduite : chaque élève devait, en une minute, expliciter sa démarche (réécriture ou génération), justifier ses choix à partir de citations précises et confronter sa production — ou celle de l’IA — au texte de Claire de Duras. Cette prise de parole a permis d’observer, souvent pour la première fois, une véritable mise en mots des écarts stylistiques.
Cette phase d'explicitation orale rejoint les conclusions de Boily et Beaudry (2017) sur l'entretien comme « outil qui gagne à faire partie intégrante de la réécriture pour cerner le projet d'auteur des élèves ». Leur recherche montre en effet que l'entretien permet de révéler des projets d'auteur que la seule lecture du texte ne laisse pas apparaître, notamment lorsque les élèves manquent de « métalangage » pour exprimer leurs intentions créatives.
Ainsi, plusieurs interventions témoignent d’une compréhension implicite mais réelle des enjeux littéraires.
Un élève, par exemple, analyse finement la différence entre les effets produits :
« Le texte que l’IA a généré est assez fort. […] Maintenant, si on compare avec le texte original, il est plus concentré. Sur le non-dit, tout ce qui est indirect, c’est vraiment dit à voix basse, alors que le texte fait par l’intelligence artificielle dit les choses directement, c’est plus choquant que le texte original. »
Invitée à préciser, elle ajoute :
« Non-dit parce que, par exemple, quand on veut dire quelque chose, on l’explique avec plein d’autres mots sans la dire directement. Par exemple, on ne dit pas directement qu’elle va être une esclave ou qu’elle ne pourra pas se marier, on dit qu’elle va être malheureuse. »
Cette verbalisation montre une appropriation intuitive de la notion d’implicite, pourtant absente de la production écrite initiale. La posture critique apparaît ici dans le discours : elle prend position sur un effet de style.
De même, un élève compare de façon explicite la densité émotionnelle des deux versions :
« Je trouve que l’IA a créé une bonne ambiance : “Dans le salon lumineux de la marquise, les rires et les murmures des invités se mêlaient à la musique douce d’un couturier.” […] Mais je trouve que Claire de Duras a plus décrits de sentiments que l’IA. »
Malgré la maladresse syntaxique, cette opposition directe entre ambiance et intériorité révèle une perception juste de la différence entre description et émotion littéraire. L’élève s’approprie ainsi, par le commentaire oral, la dimension qualitative du style.
Un autre élève, quant à lui, met en relation citations du texte généré et du texte source :
« “Mon cœur battait si fort que j’ai cru entendre son écho dans toute la pièce.” […] On ressent les émotions d’Ourika, on pourrait croire qu’elle se sentait seule et qu’elle stressait. […] Par rapport au texte original, elle dit “Hélas, j’étais si accoutumée à la bienveillance…” Là, on a une réflexion où elle va donner son avis. Alors que par rapport à l’IA, ici, on ressent moins les émotions en tant que lecteur. »
Ce passage manifeste une capacité à comparer les effets émotionnels entre deux écritures et à reconnaître la profondeur réflexive du texte littéraire par contraste avec la littéralité de la génération automatisée.
À l’inverse, d’autres prises de parole confirment la nécessité d’un encadrement rigoureux.
Un élève, par exemple, lit un texte qu’il n’a manifestement pas compris :
« Je sais pas ce que veut dire “cynisme”, mais l’IA l’a écrit, donc j’ai laissé. »
Cette phrase illustre parfaitement le risque de délégation totale : l’élève renonce à toute posture d’auteur, se contentant d’endosser une production qu’il ne maîtrise pas.
Enfin, certains élèves ont su articuler lecture et dispositif de génération avec une lucidité technique, mais une analyse encore lacunaire. Un élève remarque par exemple :
« Dans le texte de l’IA, il y a des figures de style, comme une énumération : “le bal, les rires et la musique.” […] Le texte de Claire de Duras, c’est beaucoup mieux écrit, avec des citations plus marquantes. »
Ce type de remarque traduit une première reconnaissance des procédés, mais le jugement critique porté sur le texte de Duras reste vague.
Ces extraits confirment que la littératie critique face à l'IA demeure en construction. L'oral se révèle ici un outil décisif : il permet aux élèves de verbaliser leurs intuitions stylistiques, de nommer des écarts et d'assumer une posture interprétative. Certaines compétences, parfois absentes dans l'écrit, émergent ainsi lors de ces prises de parole, notamment chez les élèves moins à l'aise avec la rédaction formelle.
Cette observation confirme que l'usage scolaire de l'IA ne peut être efficace qu'accompagné d'un travail d'explicitation métacognitive, ce que Reuter nomme articulation entre faire et réflexion sur le faire (Reuter, 2009). Sans cadre rigoureux, l'automatisation produit l'illusion de compétence ; avec accompagnement, elle devient un révélateur d'écarts et un instrument de progression.
Ce parcours en cinq temps articule création, critique, choix méthodologiques et analyse littéraire dans un même mouvement progressif. L’introduction contrôlée de l’IA, d’abord comme objet de débat puis comme outil d’écriture différenciée, permet de construire une posture réflexive chez les élèves. Si les écarts de maîtrise observés confirment la nécessité d’un encadrement rigoureux, l’ensemble du dispositif montre que l’intelligence artificielle, loin de menacer les apprentissages littéraires, peut en renforcer les exigences, à condition d’être pensée non comme substitut, mais comme levier d’analyse et de précision stylistique.
Partie II : Travailler la lecture littéraire avec l’IA : usages, effets et vigilance critique
Cette expérimentation concrète permet maintenant de porter un regard réflexif sur les usages et vigilances que requiert l'intégration de l'IA dans l'enseignement de la littérature. Deux aspects méritent un approfondissement : d'une part, le potentiel de l'IA comme levier d'analyse comparative ; d'autre part, les conditions d'efficacité et les risques à anticiper.
1. L'IA comme levier d'analyse comparative et de différenciation interprétative
Dans cette séance, l'intelligence artificielle n'est pas mobilisée comme un simple outil technologique, mais comme un vecteur d'élargissement de l'expérience interprétative. En produisant des versions alternatives du texte, elle introduit une forme de contrepoint narratif qui enrichit la lecture. Ce décalage permet aux élèves de comparer, d'évaluer, et surtout de préciser leurs propres critères de jugement : cohérence narrative, justesse stylistique, tonalité émotionnelle, densité symbolique.
La confrontation des élèves à des textes générés par IA a permis de mettre en évidence, par contraste, les spécificités du travail littéraire de Claire de Duras. Toutefois, cette confrontation ne s'est pas traduite par un rejet systématique des productions algorithmiques : comme le montre la réception nuancée du texte Meta/Llama 3.1, plusieurs élèves ont trouvé la narration fluide et cohérente.
C'est précisément cette difficulté de distinction qui devient ressource pédagogique : plutôt que d'opposer systématiquement IA et littérature sur le registre du déficit, il s'agit de faire de la comparaison un outil d'analyse. En identifiant ce qui fonctionne (fluidité narrative, cohérence) et ce qui pose question (hybridation générique, explicitation excessive, absence d'implicite), les élèves développent une capacité à nommer les effets produits par un texte et à interroger les moyens mis en œuvre pour les obtenir. Ce « détour critique » par l'IA fonctionne ainsi comme un analyseur des écarts entre écriture automatisée et écriture littéraire, sans pour autant disqualifier a priori les productions algorithmiques.
Sur le plan pédagogique, l'IA ouvre également des possibilités de différenciation fines : pour certains élèves, générer un texte à partir d'un prompt bien formulé permet d'alléger la charge de la production écrite sans renoncer à l'exigence analytique ; pour d'autres, c'est l'occasion de mettre à l'épreuve leurs intuitions stylistiques. Ce fonctionnement modulaire, souple, s'avère particulièrement précieux dans des groupes hétérogènes, en permettant à chacun de progresser dans l'analyse littéraire à partir d'un point d'entrée adapté à ses forces ou besoins.
2. Ce que l’IA demande en retour : un cadre explicite, une vigilance continue
Outre les défis pédagogiques, il est important de garder à l'esprit une dimension culturelle plus large. Stéphanie Parmentier (2025) alerte sur les risques que l'essor de l'IA pourrait faire courir à la littérature elle-même : en favorisant la production massive et standardisée de textes, l'IA menace de banaliser et d'uniformiser la création littéraire, asséchant la singularité et la richesse émotionnelle propres aux œuvres humaines. Ce constat souligne la responsabilité de l'école : veiller à ce que l'usage de l'IA ouvre un espace critique où complexité, questionnement et créativité individuelle sont encouragés, plutôt qu'une littérature aseptisée.
Cet intérêt pédagogique de l'IA n'est opérant que dans un cadre rigoureusement pensé. L'expérimentation a confirmé que son efficacité ne réside pas dans la technologie elle-même, mais dans la qualité de la scénarisation didactique. Les résultats contrastés observés entre les élèves ayant travaillé avec l'IA et ceux ayant privilégié la réécriture directe soulignent l'importance d'un accompagnement métacognitif explicite. Sans ce cadrage, l'IA risque de produire l'illusion de compétence plutôt que de développer une véritable posture d'auteur.
Quatre dérives identifiées lors de l'expérimentation méritent d'être soulignées :
La passivité interprétative : si l'IA produit, l'élève peut cesser d'élaborer. Or, le texte généré ne vaut que s'il devient matière à questionnement. Plusieurs élèves du groupe prompt ont ainsi délégué les choix narratifs à l'IA sans s'approprier véritablement le texte produit.
L'uniformisation stylistique : les textes IA, souvent corrects mais stéréotypés, peuvent lisser la singularité des voix d'élèves, surtout si l'activité ne prévoit pas d'espaces de réécriture ou de comparaison critique.
L'illusion de compétence : la qualité syntaxique peut masquer une pauvreté interprétative. Comme le montrent Abdelghani et al. (2025), les élèves peinent à détecter la qualité d'une réponse IA.
La délégation de l'intention d'auteur : en laissant l'IA faire des choix narratifs à la place de l'élève, on risque de court-circuiter le travail de construction d'une voix, d'une perspective — bref, le geste d'auteur.
Face à ces risques, l'enseignant doit adopter une posture réflexive active : toujours replacer l'IA comme outil d'expérimentation, jamais comme source de vérité. Dans la séance sur Ourika, cela s'est traduit par trois choix structurants :
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faire écrire les élèves avant toute interaction avec l'IA,
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encadrer la formulation des prompts à partir de critères littéraires explicites,
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exiger une comparaison argumentée avec le texte de Duras, centrée sur les effets de style.
L'introduction d'une phase d'explicitation orale s'est révélée décisive pour permettre aux élèves de verbaliser leurs intuitions stylistiques et d'assumer une posture interprétative. Cette médiation orale a permis de révéler des compétences parfois absentes dans l'écrit et de construire un discours critique sur les usages de l'IA. Sans ce travail explicite sur les écarts entre texte IA, texte littéraire et texte d'élève, le recours au numérique peut parasiter la finalité même de l'enseignement du français : former des lecteurs lucides, des écrivants singuliers et des sujets critiques.
Conclusion
L’expérimentation menée autour du roman Ourika en classe de seconde montre que l’intelligence artificielle générative peut devenir un vrai levier pédagogique pour enrichir la lecture littéraire et encourager l’écriture créative – à condition d’être intégrée dans un cadre didactique clair et réfléchi.
L’IA, en produisant des textes alternatifs, ne se substitue pas à l’enseignement : elle offre surtout des occasions de comparer, d’analyser et de discuter les intentions d’auteur, la cohérence narrative ou la richesse stylistique. Ce détour critique aide les élèves à établir progressivement leurs propres critères de lecture et d’écriture, tout en mettant en lumière les enjeux du texte littéraire.
Toutefois, l’efficacité de l’IA dépend d’un encadrement rigoureux : les activités doivent rester centrées sur les élèves, et l’enseignant doit veiller à expliciter les attendus, accompagner la formulation des prompts, et favoriser la réflexion collective. L’explicitation orale s’est révélée essentielle pour développer une posture critique et interprétative, au-delà des automatismes.
L’expérience souligne aussi la nécessité d’un apprentissage explicite pour évaluer la qualité des productions IA, qui séduisent souvent par leur fluidité, mais demandent un vrai travail d’analyse pour en repérer les limites ou les simplifications.
En résumé : l’IA est aujourd’hui un outil pédagogique utile pour stimuler la comparaison, la réflexion et le questionnement sur le texte, à condition d’insister sur le rôle de l’enseignant dans la scénarisation et le guidage, et de garder la finalité essentielle de la littérature : développer chez les élèves curiosité, exigence interprétative et capacité d’auteur.
Bibliographie
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