dimanche 22 juin 2025

Dessiner avec ou contre l’IA ? Un usage critique du storyboard généré par ChatGPT

    

Scénario pédagogique de Laurence Herbelin,
avec la collaboration de Nicolas Bannier

Niveau : Première générale
Objet d’étude : Le Menteur de Corneille et le parcours "Mensonges et comédie"
Durée : 2 heures consécutives

      

Contexte et point de départ

   

L’étude du Menteur de Corneille, classique du XVIIème siècle au style soutenu et au vocabulaire déroutant, pose souvent des difficultés de compréhension aux élèves. Lors de notre progression, le récit picaresque et farfelu inventé par Dorante à l’acte II, scène 6 (le faux mariage) s’est révélé particulièrement difficile d’accès.

Si quelques élèves parvenaient à le reformuler, beaucoup n’en saisissaient ni la logique, ni l’humour. Pour lever ce blocage, la classe a décidé collectivement de concevoir un storyboard mettant en images le récit de Dorante.

L’activité : un storyboard collectif pour s’approprier le texte

Après une lecture et un visionnage de la pièce en classe, les élèves ont été répartis en groupes. Chaque groupe devait découper la scène en épisodes narratifs clairs, imaginer une mise en scène possible, et dessiner un storyboard illustrant les étapes du mensonge. Le professeur a présenté brièvement ce qu’est un storyboard, en lien avec le travail cinématographique de Saul Bass (évoqué en cours d’anglais).

L’épisode de l’IA : une inspiration critique

Un élève, rencontrant des difficultés dans le passage du texte à l’image, a proposé à son groupe d’interroger ChatGPT pour obtenir un premier storyboard. Cet usage s’est fait de manière entièrement spontanée : le recours à l’IA n’était pas prévu dans la consigne, ni suggéré par l’enseignant. C’est justement cette initiative autonome qui mérite d’être relevée : elle témoigne de l’intégration de ces outils dans les pratiques réflexes des élèves.

Voici comment il explique sa démarche :

“J’ai créé un plan narratif à partir du texte de Corneille, en 14 étapes. Ensuite, j’ai demandé à ChatGPT de me proposer un storyboard du faux mariage de Dorante. Le résultat était très stylisé, mais aussi inexact : certaines cases inventaient des actions absentes du texte ou passaient à côté du ton comique. J’ai donc repris ces images pour m’en inspirer, les corriger, et dessiner mon propre storyboard à la main.”

L’élève avait d’abord rédigé un découpage du récit de Dorante, résumé en 14 étapes, qu’il a transmis à ChatGPT. Ce plan, rigoureux, structurait l’histoire absurde de Dorante en une suite logique : intrusion dans la chambre, arrivée du père, invention d’un prétexte, incendie accidentel, combat contre des valets, épée brisée, isolement avec la jeune femme, mariage forcé, etc.

   
   

Plan de storyboard écrit par l'élève

   

ChatGPT lui a généré une série de vignettes illustrées, dans un style de bande dessinée dramatique, avec des cases très sombres, où les expressions des visages sont exagérées et les postures parfois stéréotypées. Plusieurs erreurs de lecture sont apparues : confusion des personnages, ajout d’éléments narratifs extérieurs à la pièce (comme des combats ou des objets symboliques absents), ambiance tragique au lieu du ton comique voulu par Corneille.

   

Génération du storyboard par ChatGPT

   

Loin de se contenter de ces images, l’élève a alors opéré une sélection : certaines vignettes ont été ignorées, d’autres ont servi de base à une version corrigée et plus conforme au texte.

   

Story board réalisé par l'élève

   

Il est intéressant de noter que, bien que largement erronée dans la restitution de la trame narrative du Menteur, la production de l’IA a néanmoins inspiré l’élève sur plusieurs plans graphiques. Certaines propositions visuelles, comme la montre stylisée en gros plan

   

Détail du storyboard généré par ChatGPT

   

, ont été reprises de manière ajustée dans le storyboard dessiné : l’élève conserve l’idée du gros plan sur l’objet déclencheur, mais en la recentrant sur la montre réellement mentionnée dans la pièce.

   

Détail du storyboard dessiné par l'élève

   

On observe aussi une récurrence du motif de la porte entrouverte, où un personnage est saisi en train d’entrer ou de surprendre une scène. Cette idée, présente dans le storyboard IA sous une forme dramatique (silhouette massive, contre-jour)

   

Détail du storyboard généré par ChatGPT

   

, est retravaillée dans la version de l’élève de manière plus subtile, avec un personnage de dos franchissant des portes vitrées dans un décor intérieur évoquant le théâtre classique.

 

Détail du storyboard dessiné par l'élève

   

Par ailleurs, certains cadrages du storyboard fait main — comme le visage sidéré avec chapeau à plume et bouche ouverte — rappellent fortement des portraits expressifs classiques, tels que La Surprise de Joseph Ducreux, peintre du XVIIIe siècle.

   

Détail du storyboard dessiné par l'élève

   

Joseph Ducreux (1735–1802), Autoportait, dit  La Surprise, Nationalmuseum Sweden artwork 

   

Ces éléments montrent que l’élève a su puiser dans l’imaginaire visuel de l’IA et le filtrer avec discernement, en le confrontant à sa lecture du texte et à des références culturelles plus larges, pour construire un storyboard à la fois personnel, rigoureux et inventif.

Ce travail témoigne d’un usage pleinement critique et formateur de l’IA : l’outil devient un déclencheur de vigilance, un point d’appui à distance critique, une aide à la reformulation et à la visualisation, mais jamais un substitut à la lecture et à l’interprétation.

En tant qu’enseignant, j’ai d’ailleurs observé une évolution significative dans la manière dont les élèves utilisent l’intelligence artificielle : si au début de l’année, certains avaient tendance à s’en remettre entièrement à elle pour répondre aux consignes, ils se rendent aujourd’hui compte que l’IA peut vite devenir une “béquille” qui empêche de raisonner. Plus l’exercice est complexe et ancré dans une lecture fine du texte, plus l’élève comprend qu’il ne peut se dispenser d’une véritable appropriation. L’outil n’est utile que s’il est mis à distance critique. Cette prise de conscience constitue l’un des apports majeurs de la séance.

   

Bénéfices pédagogiques

   

  • Compréhension approfondie : Pour corriger ou valider une image, il faut comprendre précisément le texte. Le storyboard devient un outil de vérification de la lecture littérale.

  • Dédramatisation du “texte difficile” : Le recours au dessin, à l’humour et à la coopération débloque des inhibitions.

  • Posture active et critique : L’usage de l’IA n’est pas consommé passivement. Il est interrogé, rectifié, et devient un support d’émancipation.

  • Ouverture vers l’EMI et le numérique critique : La discussion en classe sur la pertinence des réponses de l’IA permet d’aborder la question des limites des outils génératifs.

   

Conclusion : enseigner avec, contre, grâce à l’IA

   

Dans un contexte où les usages des IA se multiplient, cette expérience illustre qu’il ne s’agit ni de diaboliser ni de glorifier ces outils, mais de les intégrer dans une posture critique. L’objectif reste inchangé : permettre aux élèves de s’approprier une œuvre, de comprendre un récit, de manipuler le langage et de développer leur autonomie.