samedi 4 mai 2024

Nos forêts à l’ère numérique

 

Nicolas Bannier

Article rédigé avec l’aide de la communauté des IAN Lettres

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Pour une lecture plus aisée sur mobile, on se reportera à la publication sur CodiMd.

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L’œuvre d’Hélène Dorion prend pleinement place dans notre époque, aussi bien par sa langue, que par les sujets qu’elle aborde ou par son inscription au sein de ce qu’elle nomme, dans Mes Forêts, “l’ère numérique”[1].

Dans cet article, nous présenterons plusieurs ressources numériques autour de l’autrice de Mes forêts afin de voir comment elles peuvent éclairer l’ensemble du recueil au programme, et en particulier la réflexion qu’elle propose sur les technologies numériques à notre époque contemporaine.

Une présence en ligne qui donne une incarnation à la figure de l’autrice

Une simple recherche sur le web permet de trouver des traces nombreuses de la présence en ligne d’Hélène Dorion, comme, par exemple, plusieurs interventions dans des émissions de radio ou des conférences. Son site internet les regroupe.

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On pourra retenir, pour l’étude de Mes forêts, trois interventions particulièrement éclairantes, au cours desquelles elle apporte un éclairage sur l’œuvre au programme[2] :

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Par ailleurs, la dernière page de Mes forêts aux éditions Bruno Doucey fait apparaître la liste des comptes de l’écrivaine sur différents réseaux sociaux. Elle mentionne également une liste de lecture de différents morceaux de musique qui ont accompagné son écriture :

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Ainsi, à travers sa présence en ligne, l’écrivaine non seulement propose un commentaire de son œuvre, mais elle incarne véritablement une figure d’autrice.

Son compte Instagram offre par ailleurs, grâce aux nombreuses photographies qu’elle y publie ainsi qu’aux textes qui les accompagnent, une porte d’entrée dans l’atelier du poème.

Il est remarquable que, durant la période de rédaction de Mes forêts, les photos de forêts y occupent une telle place.

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On la voit également contemplant la forêt de chez elle :

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ou s’y promenant.

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Car c’est bien la forêt qui l’inspire, comme l’indique le texte accompagnant une autre photographie :

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Elle partage également des photos de sa table de travail, qui semble plongée comme au cœur de la forêt qui l’inspire, nous donnant à voir l’espace intime de la création, comme le précisent les hashtags.

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Dans le texte accompagnant la photographie des épreuves de Mes forêts, elle évoque “l’aventure” que constitue l’écriture, en partageant la matérialité du travail de l’écrivain (ici symbolisé par le stylo).

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Plus tard, dans un jeu de miroir, elle photographie le recueil récemment publié dans la forêt elle-même.

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Ses photographies offrent donc aux lecteurs une image concrète des forêts évoquées dans le livre. Et, par ces mises en scène photographiques, elle incarne et revendique son activité d’écrivaine.

Des forêts en écho

Les forêts d’Instagram présentent de nombreux échos avec le livre au programme. Sans que l’on sache toujours si le poème a précédé le post, le compte Instagram nous permet d’entrer dans le laboratoire du poème.

L’écriture poétique est, on l’a vu plus haut, une “aventure”, un long chemin qu’elle compare elle-même à “une forêt d’écriture” (voir le texte accompagnant la photo de la table de travail). Le possessif est le même que celui du titre du recueil, comme sur cette autre photographie :

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On retrouve dans les poèmes ainsi certains motifs très précis présents sur Instagram, comme l’apparition du renard[3]

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ou du hibou[4].

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Tel vers semble intimement lié à telle photographie comme cette “lune tenue à bout de bras”[5].

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Il faut dans ce post lire à la fois l’image et le texte pour retrouver les deux vers du poème “L’humus” qui évoquent “un commencement / posé sur une pierre”[6].

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Certaines expressions se retrouvent à l’identique d’un support à l’autre, comme celle du “voyage immobile”[7].

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Les liens peuvent également être plus profonds, comme l’importance du paysage intérieur qui apparaît dans le compte Instagram à travers les hashtags #paysageinterieur ou #inkscape, car les liens entre la forêt et l’intime sont nombreux.

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Dans cette photographie, la forêt n’est pas présente, mais l’attitude contemplative devant le paysage et l’évocation de celui-ci comme une fenêtre intérieure est un motif récurrent de l’œuvre :

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Cet aspect est particulièrement net dans la section “L’écorce incertaine”. Ainsi,

  • dans “L’horizon”[8], “les forêts / apprennent à vivre / avec soi-même”
  • dans “Les feuilles”[9], “les forêts creusent / parfois une clairière / au-dedans de soi”,
  • dans “Les brèches”[10], “la forêt défriche / en moi tant d’années”

Les derniers vers du livre entrent en écho avec ce post :

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“quand je m’y promène / c’est pour prendre le large / vers moi-même”[11]

Dans cette perméabilité entre l’homme et la forêt, les éléments naturels et la forêt elle-même sont souvent personnifiés. On y voit par exemple la forêt “rêver” sous la neige, comme dans le poème “Le silence”[12] qui demande avec inquiétude “ce qui se tait en moi / quand la forêt / cesse de rêver” ou dans “L’aile” qui interroge : “la forêt rêve-t-elle”[13].

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Les saisons elles-mêmes sont personnifiées dans ce dialogue de l’hiver au printemps :

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qui fait écho à leur respiration qu’évoque le poème “Je m’incline souvent”[14]

Les saisons de la forêt, par les changements qui s’y opèrent, marquent dans l’espace le passage du temps[15].

Dans le post précédent, Hélène Dorion proposait une comparaison entre la forêt et les jours. On la retrouve dès la première phrase du recueil : “Mes forêts sont de longues traînées de temps”[16], et cette équivalence revient dans Mes forêts à de nombreuses reprises[17].

Le temps de la forêt apparaît dans les deux textes comme un temps paradoxal qui mêle l’instant et la durée. Cette idée apparaît dans Instagram à l’occasion d’une photo d’une forêt sous la pluie :

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On retrouvera cette même conception dans l’ensemble du poème liminaire mentionné plus haut qui mêle une durée manifestée par le premier vers “Mes forêts sont de longues traînées de temps” et l’éphémère exprimé par le vers “elles glissent dans l’heure bleue”[18]. Les quatre derniers du poème “Je n’ai rien déposé” synthétisent cette idée : “par la lenteur du monde / je me laisse étreindre / je n’attends rien / de ce qui ne tremble pas”[19].

Un post exprime finalement de façon très explicite une idée centrale du livre :

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Écrit en référence explicite à l’épidémie de COVID, il reflète l’inquiétude qui habite de nombreux poèmes (en particulier les sections “Une chute de galets” et “L’onde du chaos”), et la confiance en l’avenir que lui offre le spectacle de la forêt à l’aube. Comme l’exprime le poème qui clôt cette section, les forêts racontent bien “une histoire / qui sauve et détruit / sauve / et détruit”[20].

Écarts

Le compte Instagram exprime également des idées qui ne sont pas exprimées de façon explicite dans le livre. Ainsi, l’autrice y mentionne à plusieurs reprises l’idée que les forêts offrent aux hommes une leçon de solidarité :

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Mes forêts ne mentionne pas aussi nettement cette idée, mais semble en retirer la leçon dans l’apparition progressive du “nous” dans le recueil, comme dans le poème mentionné plus haut qui se clôt par ces deux vers “nous dénouons nous réparons / ce que nous pouvons”[21].

On peut ainsi considérer que le compte Instagram vient éclairer la lecture du livre.

Cependant, un écart plus grand apparaît entre les deux supports à propos de la forêt. En effet, dans les deux cas, l’autrice évoque la beauté des paysages, explicitement sur Instagram :

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à travers les descriptions sensorielles et lumineuses de la section “L’écorce incertaine”, comme celle du “Houppier” où “dans la lumière haute / les nuages chuchotent / à l’oreille des pierres / la lumière éblouit la montagne / dessine des espoirs dans la neige : tombe encore un peu de solitude”[22].

Mais, le chaos du monde si présent dans le recueil est également absent d’Instagram, comme tenu à l’écart.

De plus, les poèmes offrent une image beaucoup plus ambivalente de la forêt, comme dans le poème “L’horizon” où la forêt est évoquée à travers “une chute de liens / avec le ciel qui jette l’ancre / un désordre que blessent les vents”, tandis que c’est seulement “de biais” que “la beauté vient / chasser l’obscurité”[23]. La forêt, on le voit, est à la fois réconfort et menace. Or, cette seconde dimension sans être totalement absente du compte Instagram de l’autrice, est largement minorée : elle apparaît dans le brouillard qui habite les forêts canadiennes et derrière lequel la beauté se cache

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et dans les ombres que dessinent les arbres[24].

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Par conséquent, regarder les photographies de forêts sur Instagram donne un sentiment d’apaisement que le recueil est loin d’offrir à son lecteur.

Comment expliquer cet écart ?

L’ère numérique dans Mes forêts

Les poèmes du livre, ainsi que les conférences données par l’autrice, offrent une amorce de réponse à cette question.

Il y a en effet une distance entre le verbe des réseaux sociaux et celui du poème ; d’ailleurs, le livre témoigne de cette distance : le temps du poème n’est pas le temps des réseaux sociaux.

Dans un des poèmes de la section “Une chute de galets”, Hélène Dorion évoque le verbe du poème qui doit, selon elle, se tenir “loin de facebookinstagramtwitter[25]. La parole poétique nécessite la lenteur que le flux informationnel des réseaux sociaux ne permet pas.

Les poèmes de la section “L’onde du chaos” dénoncent nettement le caractère éphémère et le flux incessant des informations. Dans “Il fait un temps d’insectes affairés…”[26], elle évoque la rapidité avec laquelle disparaissent les modes numériques “que le vent dévore aussitôt” et qui sont comparées à “un peu d’écorce et de feu / au creux de la main” qui transforme la réalité en “chimère”.
Enfin, dans le dernier poème du livre “Avant la nuit”[27], elle revient sur “la cueillette inlassable d’informations” qui caractérise l’ère numérique. Ce flux d’information, que l’on retrouve dans l’énumération “les anges tristes et les tours blessées / la colère de lourds printemps / l’invisible bourreau”, impose un rapide qui est à l’opposé du temps de la parole poétique qui se cherche et prend le temps[28].

À de nombreuses reprises dans Mes forêts apparaissent les écrans qui ont envahi nos vies durant le confinement. Ainsi, alors que les insectes de la forêt semblent s’immiscer en eux pour générer des bugs[29], le texte dénonce le filtre que les écrans imposent aux hommes devant la réalité : ceux-ci poussent alors les hommes à ne plus regarder les forêts que “sans jamais les voir”[30].

De la même façon, les “pixels” et les “algorithmes […] nous projettent / sur des routes invisibles”[31].
Ils constituent ce que l’écrivaine nomme, dans sa conférence à la Maison de la poésie, un “outillage technologique, virtuel” qui “nous assaille, qui crée des espèces de filets autour de nous et qu’on ressent plus ou moins.”(maison poésie). Ces technologies sont donc comme les “chimères” du poème “Le temps” qui en “pluie”
sont “venues accabler la terre” de sorte que l’“on n’a pas vu la feuille / qui se froissait / pas vu les déchirures / dégriser par le vent”[32].

Le monde moderne fait irruption dans nos vies sous la forme d’un bruit lancinant[33]. Ce bruit, l’autrice nous le fait entendre par l’irruption d’acronymes, qu’elle compare à des insectes affairés : “il fait un temps d’arn / de ram / zip et chus / sdf et vip”[34]. Tous ces sons s’opposent au lyrisme de la parole poétique.

Plus loin, les réseaux sociaux font l’objet d’une condamnation sans appel dans le poème “Il fait rage virale…” : “Il fait rage virale / sur nos écrans / qui jamais ne dorment”[35]. Les mots ne sont pas les mots apaisants et guérisseurs du poème, mais du “venin”, qui empoisonne peu à peu la réalité et lui impose une métamorphose nous faisant entrer dans le monde de la post-vérité. Ce verbe “pénètre la surface / et l’image se modifie / d’abord légèrement un jour / on ne reconnaît rien”. Alors “l’écran s’est vérouillé” et “le camp d’étoiles est devenu noir”[36].
On retrouve une idée similaire dans le poème final avec “la cueillette inlassable d’informations / qui prononcent de vacillantes vérités”[37].

À l’opposé de cette atteinte au langage et, par là même, à la réalité, il faut retrouver dans le poème une “expérience de langage” qui vise à “créer cette brèche, cet accès privilégié à un fragment de réalité”[38].

Les forêts technologiques

Mais, on l’a déjà dit, la forêt d’Hélène Dorion est intrinsèquement ambivalente et polysémique.

Parmi les nombreuses acceptions qu’elle recouvre, elle est également “la forêt technologique” qu’elle mentionne à la Maison de la poésie, “forêt qui fait écran” qui sert cette instrumentation de nos vies, cette manière qu’on a de vivre devant l’illusoire écran, le virtuel".
Une photographie extraite du court-métrage inspiré de la section “Le bruissement du temps”, en témoigne, montrant ces arbres modernes que sont les relais de téléphonie mobile qui installent de nouvelles forêts dans nos villes.

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Dans le même discours, elle explique : “Quand on regarde une forêt, toutes ces branches, et quand on dit le web, c’est toute une toile aussi qui est là.”

Or, à plusieurs reprises, Hélène Dorion souligne que son discours sur l’ère numérique n’est pas une critique, mais une invitation à la réflexion.

Il ne s’agit donc aucunement de faire de la forêt un retrait du monde numérique. Voir dans la forêt un refuge est illusoire, car on ne peut se couper du monde tel qu’il est, bien qu’il fasse “un temps à s’enfermer / dans nos maisons de forêts”. Technologique, numérique, nous ne pouvons échapper au “bruit du monde”[39], “L’onde du chaos” franchit les frontières de la forêt. Au contraire, cela constituerait même un risque : “ne plus trouver / la maison”, de s’“enfermer / dans la nuit des autres”[40], se laisser emprisonner dans les forêts comme dans “des cages de solitude”[41].

Il faut donc lire dans Mes forêts “un propos qui interroge la technologie, non pour la critiquer ou la congédier de nos vies, mais plutôt pour demander sous quelle forme on accepte de vivre avec la technologie, avec le virtuel aussi.”[42].

La tâche du poète consiste donc à permettre au lecteur de lire une œuvre qui lui permet d’interroger la forêt pour découvrir, à travers une langue qui déstabilise, quelque chose qu’il ignore, dans un retour vers soi qui n’est pas une clôture loin du monde.
Ainsi, loin de refuser l’ère numérique et de se réfugier dans une forêt sauvage ou bucolique, hors du monde, le poème invite son lecteur à réfléchir à notre rapport à la technologie et à la façon dont elle conditionne nos vies.

Une œuvre multimodale qui interroge notre rapport à la technologie numérique

On l’a vu à travers l’étude de son compte Instagram, Hélène Dorion s’inscrit dans l’ère numérique. Elle publie également sur son compte YouTube un court-métrage intitulé “Le bruissement du temps”, fruit de la collaboration avec le réalisateur Pierre-Luc Racine[43]. Le court-métrage présente au spectateur, sur les mots lus par Hélène Dorion de la dernière section de Mes forêts, une succession d’images fixes ou animées.

L’association entre le texte et l’image est souvent étroite. Si l’on examine un bref extrait situé à la fin du court-métrage, on peut associer chaque vers à une image

  • “sont venus / les anges tristes et les tours blessées”[44]

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  • “la colère de lourds printemps”

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  • “l’invisible bourreau”

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Cette association est éclairante, car elle permet d’identifier nettement les événements historiques auxquels il est fait référence :

  • l’attentat contre les tours du World Trade Center
  • les révoltes des Printemps arabes
  • la torture dans la prison d’Abu Grahib

L’antenne de télécommunication

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est quant à elle une illustration limpide du vers “la cueillette inlassable d’informations”.

Toutefois les vers suivants du poème ne sont pas repris dans le court-métrage : “le sucre et l’acide / sur la langue / les mots qui tournent / comme l’histoire d’une pomme / dans les jardins de Cézanne l’orange / bleue comme la Terre”.[45]

Plus ambigus, ces vers offrent une interprétation plus ouverte au lecteur.
Alors que l’image fige l’interprétation dans l’esprit du spectateur, le texte, lui, laisse respirer le sens et ménage des brèches de liberté.
L’absence de ponctuation[46] offre d’ailleurs diverses routes pour les lecteurs qui peuvent aussi bien lire “le sucre et l’acide / sur la langue” que “sur la langue les mots qui tournent”[47].

Cette succession de sucré et d’acide pourrait renvoyer à la succession du pire et du meilleur de l’humanité. En effet, la création artistique (qui apparaît dans les figures de Cézanne, et d’Eluard) permet de lire et d’habiter le monde en poète, dans un chatoiement de couleurs où les mots semblent provenir d’associations d’idées qui les font tourner. La suite du poème mentionne également les autres “phares” de l’autrice : Rilke, Dante, Walden, Zanzotto, Zambrano.

Par ailleurs, l’image du court-métrage semble parfois en décalage avec le texte. Ainsi, évoquant plus loin “nos vies comme des étoffes / se froissent”, le réalisateur a choisi de projeter sur le visage de l’actrice un motif végétal de sorte qu’elle semble transformée en arbre, qu’elle devient une habitante de la forêt.

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Comme un écho aux interrogations du poème “Le silence” où l’autrice se demande : “suis-je l’arbre suis-je la feuille”[48] dans une identification, certes incertaine encore, au monde végétal, l’image est cependant loin de l’étoffe froissée de nos vies mentionnée par le poème.

Ainsi, on voit combien la multimodalité de l’œuvre d’Hélène Dorion permet d’amorcer chez le lecteur une réflexion sur les pouvoirs respectifs de l’image et des mots et sur les jeux de sens permis par leurs interactions.

Or, comme elle l’a expliqué lors de la Journée de l’inspection générale de lettres, le 14 mars 2023 “À certains moments, le cinéaste a utilisé l’intelligence artificielle. Par exemple pour créer des images à partir de photographies d’enfance réelles, ou encore pour recréer une image à partir de la chute des tours à New York en 2001.”

En effet, à l’occasion de l’évocation des souvenirs d’enfance[49], le court-métrage mêle photographies réelles et créations générées par l’intelligence artificielle, sans qu’il soit toujours aisé de distinguer les unes et les autres.

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Dans ce jeu d’écho, le réel et le virtuel ne se distinguent plus, le souvenir d’enfance et la création artificielle se confondent dans un flou qui à la fois évoque les souvenirs d’enfance qui eux-mêmes se nourrissent de recréations imaginaires et fantasmatiques, mais qui questionne également le spectateur.

Le jeu d’échos se complexifie par la publication de certaines photographies d’enfance sur son compte Instagram :

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Alors que ces publication pourraient renforcer l’authenticité de ces images, le doute est désormais installé dans l’esprit du spectateur.

Cela correspond bien à l’intention de l’autrice, comme elle l’explique lors de la Journée de l’inspection générale de lettres : la génération par l’intelligence artificielle, insérée dans le court-métrage, “est en cohérence avec le propos qui interroge la technologie, non pour la critiquer ou la congédier de nos vies, mais plutôt pour demander sous quelle forme on accepte de vivre avec la technologie, avec le virtuel aussi. Notre capacité à inventer de « fausses images » ou à créer de manière artificielle des images pourrait susciter une réflexion en ce sens.”

Pour finir, revenons sur la présence en ligne d’Hélène Dorion. On l’a vu, elle est multiforme (web, réseaux sociaux, streaming audio…). Or, cette présence est pour l’autrice l’occasion de tisser des liens avec ses lecteurs.

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Ainsi, publiant sur Instagram la photo du livre à venir, elle commente : “j’ai très hâte que Mes forêts aillent à votre rencontre”.

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Or, un des faits marquants du recueil, est l’apparition progressive du “tu”.
Le poème “Une chute de galets” s’adresse directement à un “tu” que la poétesse invite à écouter pour que le poème puisse ouvrir un “chemin […] dans ton cœur” et que “ta main / cherchant une autre main / remue les mots”[50]. Le poème est tendu vers le lecteur et dans le rêve, l’autrice se fait végétale pour enrouler son corps “vers toi”[51]. Cette tension vers le lecteur est particulièrement marquée dans le poème “Le chemin qui monte vers toi…”[52] : à travers la métaphore du poème comme d’un chemin, la poétesse va pouvoir remonter “vers toi l’unique / présence qui jamais ne s’éteint”.

Certes, le livre se clôt sur la 1re personne du singulier[53], mais ce retour vers l’intime n’est pas clôture ni enfermement. D’abord parce que la poétesse “prend le large” et puis parce que ce dernier poème a été précédé d’une longue fresque épique et universelle retraçant l’histoire de l’humanité[54].
Les forêts d’Hélène Dorion disent “nos mains d’obscurité”[55], elles évoquent les rêves collectifs de renouveau[56], et offrent un message d’espoir dans l’onde du chaos : “nous sommes hauteur de montagne / parmi les brumes affolées / rien ne nous appartient / nous dénouons nous réparons / ce que nous pouvons”.

Les réseaux sociaux de l’ère numérique, le web, sont bien cette forêt qui tisse des liens entre les êtres vivants.




  1. “la longue marche du savoir / de l’argile à l’or de l’âge d’airain / à l’âge de fer de la roue / jusqu’à l’ère numérique”, “Avant la nuit”, Mes Forêts, p. 111 ↩︎

  2. On pourra consulter également une conférence antérieure à la publication de Mes forêts, donnée à la BNF dans le cadre de la série “Grands poètes d’aujourd’hui” : https://www.bnf.fr/fr/mediatheque/helene-dorion ↩︎

  3. “mes forêts sont lièvres et renards” (Mes forêts, p. 41) ↩︎

  4. “entre les troncs / comme une large rayure / le hibou s’élance” (“Le sentier”, Mes forêts, p. 35) ↩︎

  5. “Mes forêts sont le bois usé d’une histoire…”, Mes forêts, p. 95 ↩︎

  6. “L’humus”, Mes forêts, p. 25 ↩︎

  7. “mes forêts […] sont les mâts de voyages immobiles”, “Mes forêts sont de longues traînées de temps…”, "Mes forêts, p. 9 et “je m’incline encore / pour écouter son voyage immobile”, “Je m’incline souvent…”, Mes forêts, p. 77 ↩︎

  8. Mes forêts, p. 39 ↩︎

  9. “l’arbre n’échappe pas à sa souffrance / il n’est rien d’autre que lui-même / avec la longue respiration des saisons / il regarde par les yeux du vent”, “Je m’incline souvent”, Mes forêts, p. 77 ↩︎

  10. “L’horizon”, Mes forêts, p. 15 ↩︎

  11. “Mes forêts sont de longues tiges d’histoire…”, Mes forêts, p. 116 ↩︎

  12. “Le silence”, Mes forêts, p. 30 ↩︎

  13. “L’aile’”, Mes forêts, p. 39 ↩︎

  14. “Je m’incline souvent”, Mes forêts, p. 77 ↩︎

  15. “l’arbre n’a d’âge que celui des saisons”, “On dirait une silhouette mystérieuse…”, Mes forêts, p. 90 ↩︎

  16. “Mes forêts sont de longues traînées de temps…”, Mes forêts, p. 9 ↩︎

  17. L’arbre est décrit comme “une partition / du temps”, dans “L’arbre”, p. 16. Le poème “Avant l’aube” débute p. 101 par l’expression “Dans la forêt du temps” ; le dernier poème reprend également l’expression initiale légèrement modifiée : “Mes forêts sont de longues tiges d’histoire”, p. 115, etc. ↩︎

  18. “Mes forêts sont de longues traînées de temps…”, Mes forêts, p.9 ↩︎

  19. “Je n’ai rien déposé…”, Mes forêts, p. 71 ↩︎

  20. “Mes forêts sont le bois usé d’une histoire…”, Mes forêts, p.96 ↩︎

  21. idem ↩︎

  22. “Le houppier”, Mes forêts, p. 32. le poème n’est d’ailleurs pas sans évoquer cette photo de paysage enneigé et lumineux :
     ↩︎

  23. “L’horizon”, Mes forêts, p. 15 ↩︎

  24. On retrouve d’ailleurs une idée très similaire dans le poème “L’aile”, p. 39 “L’aile / très haute / de la beauté / perce le brouillard de vivre”. ↩︎

  25. “Mes forêts sont des bêtes qui attendent la nuit…”, Mes forêts, p. 53 ↩︎

  26. Mes forêts, p. 75 ↩︎

  27. Mes forêts, p. 111 ↩︎

  28. “Parfois je sarcle le sol / arrache un peu d’herbe et de mousse / je laisse mes questions / se frayer un chemin”, “Parfois je sarcle le sol…”, Mes forêts, p.73 ↩︎

  29. “entre ses brins / elle dissimule de petites bêtes / qui dessinent un alphabet […] elles surgissent parfois / sur l’écran des machines”, “L’herbe ne va bulle part…”, Mes forêts, p. 84 ↩︎

  30. “Mes forêts sont des bêtes qui attendent la nuit…”, p. 53 ↩︎

  31. “Il fait un temps d’insectes affairés”, p. 75 ↩︎

  32. “Le temps”, Mes forêts, p. 34 ↩︎

  33. Le poème “Une chute de galets”, répète comme un refrain ce vers “c’est le bruit du monde”, p. 47 à 51. ↩︎

  34. “Il fait un temps d’insectes affairés…”, p. 75 ↩︎

  35. “Il fait rage virale…”, Mes forêts, p.88 ↩︎

  36. idem ↩︎

  37. “Avant la nuit”, p. 111 ↩︎

  38. Verbatim du discours tenu à la Maison de la poésie ↩︎

  39. Une chute de galets, p. 47 ↩︎

  40. “Les jours tombent”, Mes forêts, p. 83 ↩︎

  41. “Mes forêts sont de longues tiges d’histoire”, Mes forêts, p. 115 ↩︎

  42. Journée de l’inspection générale de lettres, 14 mars 2023, Lycée Louis Le Grand, Verbatim ↩︎

  43. “Le bruissement du temps”, https://youtu.be/BTY1nzC_OVg ↩︎

  44. “Avant la nuit”, p. 111 ↩︎

  45. idem ↩︎

  46. L’autrice revient en détail sur ce choix dans la conférence à la Maison de la poésie mentionnée plus haut. ↩︎

  47. La richesse symbolique de la pomme (pomme de discorde, d’Adam et Eve…) ouvre également différents chemins à l’interprétation du lecteur. ↩︎

  48. “Le silence”, Mes forêts, p. 30. Cette photographie n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle du spectacle “Femmes pays : nos forêts” qu’a inspiré le recueil.
     ↩︎

  49. “Le plus grand a croisé le plus petit et / d’autres histoires ont commencé / sont venus la maternité / la rue summerside / le jouet d’enfant collé au palais / les étés à la mer la piscine minuscule / dans le jardin le carré de sables / et les heures de silence sont venus / la solitude et les cris des parents / les goélands au-dessus des marées / les châteaux cassés l’odeur de la nuit / celle des hivers / au sommet des montagnes”, “Avant la nuit”, p. 109 ↩︎

  50. “Nos matins de brume…”, Mes forêts, p. 79 ↩︎

  51. Mes forêts, p. 87 ↩︎

  52. "“quand je m’y promène / c’est pour prendre le large / vers moi-même”, “Mes forêts sont de longues tiges d’histoire…”, Mes forêts, p. 116 ↩︎

  53. “un poème murmure / un chemin vaste et lumineux / qui donne sens / à ce qu’on appelle humanité”, “Avant la nuit”, p. 113 ↩︎

  54. “Mes forêts sont le bois usé d’une histoire…”, Mes forêts, p. 96 ↩︎

  55. “alors nous rêvons / comme la sève qui sera / comme le sang / de ce qui n’est plus”, idem ↩︎

  56. “Une chute de galets”, p. 48 ↩︎