EMI et EDD: quand le prof-doc interroge les pratiques numériques au regard de leurs impacts sur l'environnement
EMI et EDD: quand le prof-doc interroge les pratiques numériques au regard de leurs impacts sur l'environnement
Le professeur documentaliste, maître d’oeuvre officiel de l’Education aux médias et à l’information dans son établissement depuis 2017[1], est depuis déjà bien plus longtemps en première ligne du combat pour la construction d’une culture numérique chez les élèves. Dans l’introduction générale d’une conférence donnée en 2009[2], Hervé le Crosnier rappelait que le concept de culture numérique ne pouvait être abordé sans évoquer ses « tendances (…) économiques (…), sociales (…), juridiques (…), politiques (…) et géopolitiques (...) ». Tout un programme ! Treize ans plus tard, avec la prise de conscience de l’urgence climatique, un aspect supplémentaire - et non des moindres - s’est ajouté au tableau : l’impact environnemental du numérique.
Selon les estimations du Centre de ressources du développement durable en 2021[3], « Si internet était un pays, il serait le 6ème consommateur d'énergie et le 7ème émetteur de CO2 de la planète ! ». Impossible donc aujourd’hui de séparer culture numérique et Education au développement durable, et les professeurs-documentalistes se sont emparés de la question[4], tant dans le contenu de leurs enseignements que dans la gestion du centre de documentation. Le numéro 292-293 de la revue InterCDI consacré au CDI vert [5] en donne plusieurs exemples : projets pédagogiques visant à développer une « littératie climatique », politique d’acquisition et « Trucs et astuces pour verdir le CDI ».
Voici deux illustrations dans l’académie de Strasbourg, avec la transformation d’un projet pédagogique en lycée professionnel et un partage d’expérience autour des enjeux de la connexion au Wifi dans les lycées 4.0.
[1] Circulaire n° 2017-051 du 28-3-2017, www.education.gouv.fr/bo/17/Hebdo13/MENE1708402C.htm.
[2] Hervé Le Crosnier. CEMU. 2009, 9 octobre. CULTURE NUMÉRIQUE : 01 Introduction générale. [Vidéo]. Canal-U.
[3] CERD. Numérique et Développement Durable, mise à jour 17 juin 2021. https://www.cerdd.org/Parcours-thematiques/Transitions-economiques/Numerique-et-Developpement-Durable
[4] Sophie Chaudey. Le rôle du professeur documentaliste dans la mise en œuvre d’une éducation au développement durable. Education. 2021. https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-03618334
[5] InterCDI N°292-293. Le CDI Vert. Septembre - Octobre 2021. http://www.intercdi.org/dossier/le-cdi-vert/
Sobriété vs économie de l’attention. Comment travailler sur la pollution du secteur numérique interroge les pratiques addictives des élèves (et des adultes !)
La Transformation de la voie professionnelle (TVP) a introduit en 2018 le dispositif de co-intervention pour les classes de Bac professionnel[1]. En 2020, les équipes pédagogiques d’une classe de Terminale Bac Pro Systèmes numériques du Lycée Charles Pointet de Thann (devenu depuis Bac Pro métiers des transitions numérique et énergétique) ont choisi de monter un projet de classe relatif aux différents impacts des technologies numériques sur la société. Parmi les objectifs de ce projet : s’appuyer sur les compétences des élèves de Bac pro SN, plus informés sur les infrastructures réelles du secteur numérique, pour monter une campagne de sensibilisation à ce qui reste pour de nombreux élèves la « Face cachée du numérique » cf. Ademe.
Après une phase de travail entre l’enseignant de sciences et le professeur de spécialité professionnelle, l’enseignante documentaliste a proposé une séquence d’échanges et de réflexion sur les enjeux de la sobriété numérique. S’appuyant sur les outils du Shift Project[2], elle a mis en place un premier parcours sur Moodle permettant aux élèves de découvrir les chiffres de la pollution numérique, d’installer des outils de mesure et d’interroger spécifiquement le poids des vidéos en ligne dans le trafic de données.
La séance devait ensuite se diriger directement vers la proposition de solutions et la mise en place d’une campagne de sensibilisation auprès des éco-délégués et des autres élèves du lycée à l’occasion de la Journée de la Terre organisée en avril. Sauf que les échanges sur les pratiques des élèves lors de la deuxième séance sur les vidéos en ligne ont très largement tourné autour du caractère addictif de certains usages et de la difficulté à limiter sa consommation personnelle de contenus numériques. En accord avec l’équipe enseignante, une séance supplémentaire a donc été introduite dans la séquence, pour prolonger la réflexion des élèves sur l’existence et le fonctionnement du « marché de l’attention ».
Les élèves ont été invités à questionner leur degré d’addiction au numérique par un quiz, puis à travailler sur les vidéos de la série Dopamine d’Arte[3]. En commençant par la vidéo sur le modèle économique et les stratégies de Youtube, ils ont interrogé le fonctionnement de l’algorithme de recommandations et des données collectées par l’entreprise. Ils ont découvert le principe de Deep Learning (ou apprentissage profond) qui permet à l’algorithme de prédire le comportement de l’internaute et d’inciter un temps d’engagement maximum en s’appuyant notamment sur les contenus sensationnels, provocateurs et attirants. Ils ont interrogé la fonction Autoplay, présente également sur les plateformes de streaming. L’autoplay est une technique pour influencer le comportement basé sur l’effet Zeigarnik, du nom de Bluma Zeigarnik, psychologue russe, qui observait en 1929 que le fait de débuter une tâche créait chez l’individu une motivation d’achèvement, créant une difficulté à arrêter de visionner du contenu en ligne et incitant les comportements de « Binge Watching ». Enfin, sur le caractère informationnel des contenus Youtube, les élèves ont découvert la notion de « Chambre d’échos » de John Scruggs, lobbyiste du cigarettier Philipp Morris : lorsque nos informations préférées se répètent tout en s’amplifiant.
Les concepts présentés dans les vidéos de la collection Dopamine ont donc permis d’introduire dans la séquence une réflexion partagée sur les ressorts de l’économie de l’attention et de la désinformation, notions centrales en Education aux médias et à l’information. Après avoir visionné et partagé également sur les apports des vidéos sur les réseaux sociaux Snapchat et Instagram puis sur celle du jeu Candy Crush, les élèves ont pu travailler sur les éco-gestes numériques[4], puis choisir de réaliser une affiche sur un des sujets suivants : gros plan sur une information / un chiffre marquant de la pollution du secteur numérique, présentation d'un éco-geste (type petit tutoriel) ou gros plan sur l'aspect addictif d'un usage (avec une question choc, une image...).
Vous trouverez ici l’archive du parcours Moodle utilisé en classe et organisé selon l’architecture suivante :
- Introduction avec le Rapport sur la pollution numérique du Shift Project
- Installation d’un outil de mesure
- Constat : plus de 80% du trafic de données lié aux vidéos en ligne !
- Dopamine : où les stratagèmes des marchands de l’attention
- Changer ses habitudes numériques, c’est possible ! La légende du Colibri et l’importance des éco-gestes.
- Choix d’un sujet de sensibilisation.
Emma Porcher, professeur documentaliste
Lycée des Métiers Charles Pointet, Thann
[1] Ministère de l’Education nationale. VADE-MECUM : Mettre en œuvre la cointervention dans la voie professionnelle. 2019. https://eduscol.education.fr/document/1914/download?attachment
[2] The Shift Project. Numérique. 2020-2022. https://theshiftproject.org/category/thematiques/numerique/
[3] Léo Favier. Dopamine. Arte TV. Septembre 2019. https://www.arte.tv/fr/videos/RC-017841/dopamine/ et Kimi Do et Pascal Mériaux. Dossiers Canopé. 2019. https://www.reseau-canope.fr/la-course-a-lattention.html
[4] Jean-Luc Raymond. 10 écogestes numériques responsables. Mis à jour le 31 août 2022. https://www.francenum.gouv.fr/guides-et-conseils/pilotage-de-lentreprise/ecologie/10-ecogestes-numeriques-responsables
Connexion des terminaux des élèves à Internet en lycée : partage d’expérience
Connexion des terminaux des élèves à Internet en lycée : partage d’expérience
Depuis la rentrée 2019, les élèves du lycée polyvalent Jean Rostand sont dotés d’ordinateurs portables par la Région Grand Est. Pour permettre aux élèves d’accéder aux manuels et ressources numériques, la Région a également équipé l’établissement d’un réseau wifi.
Malgré un accompagnement dédié en début d’année, de nombreux élèves utilisent un partage de connexion 3G/4G plutôt que le réseau wifi pour accéder à Internet au lycée.
Les enjeux liés à cette pratique sont multiples :
Le partage de connexion incite les élèves à garder leur smartphone a portée de main, bien souvent dans la poche ou sur la table. L’ANSES ne met pas en évidence d’impact sanitaire lié à cet usage spécifique tout en recommandant de choisir des appareils à DAS faible pour limiter l’exposition aux ondes. Des effets biologiques réversibles sont néanmoins relevés, avec des niveaux de preuve limités, notamment sur le sommeil et les performances cognitives[1].
L’omniprésence du smartphone rend l’attention des élèves vulnérable aux assauts des notifications qui viennent interrompre leurs actions et génèrent du stress[2]. Une étude américaine a montré que le bien-être peut être amélioré grâce au regroupement des notifications[3]. Selon une autre étude, menée par l’Université de Pennsylvanie, la fonction « ne pas déranger » serait quant à elle contre-productive car génératrice de stress et incitant l’utilisateur à se saisir plus fréquemment de son smartphone[4]. Un juste milieu serait donc à trouver pour favoriser le bien-être des élèves, notamment au CDI.
L’usage d’une connexion personnelle empêche par ailleurs les élèves de bénéficier de certaines ressources en ligne, accessibles uniquement depuis le réseau de l’établissement. Citons par exemple LireLactu dont l’offre est complémentaire des revues et journaux proposés au CDI du lycée.
Enfin la connexion 4G est, selon l’Ademe, trois fois plus consommatrice d’énergie que la connexion wifi[5].
Les actions d’accompagnement menées au lycée jusqu’en 2022 n’ont pas permis de résorber significativement le nombre d’élèves se connectant à Internet via leur abonnement de téléphonie mobile. Les cafés numériques, conçus comme des moments d’échanges sur les usages du numérique, se sont rapidement transformés en antichambre du service après-vente des ordinateurs. Quant aux interventions ponctuelles auprès d’élèves isolés ou de groupes classes, elles n’ont que peu d’impact à l’échelle de l’établissement.
En a découlé une nécessaire remise en question et réflexion sur l’accompagnement proposé. Pour être efficace, l’accompagnement doit pouvoir reposer sur un diagnostic précis de la situation. Le nombre d’élèves utilisant une connexion 3G/4G plutôt que le réseau wifi est en effet difficile à quantifier.
Un projet en cours vise à faire réaliser une enquête sur le sujet par des élèves de 1ère ST2S du lycée. Le programme de sciences et techniques sanitaires et sociales consacre à la démarche d’étude une part significative du pôle méthodologique. La question du bien-être apparaît quant à elle dans le pôle thématique de ce même programme. Les résultats de l’étude menée par les élèves serviront de base à une campagne de sensibilisation et d’accompagnement, qui pourra être portée par les éco-délégués.
Les enjeux écologique, de santé et de bien-être constituent des points d’entrée intéressants pour des actions pédagogiques. Ils s’insèrent parfaitement dans le cadre de référence des compétences numériques - compétence 4.3 « Protéger la santé, le bien-être et l’environnement » - et dans l'éducation au développement durable. Une action peut naturellement être menée pour les secondes GT en cours de SNT, dans le cadre du thème consacré à Internet. C’est l’occasion d’aborder l’évolution des usages du réseau des réseaux et la réglementation liée à la protection des données personnelles. En section d’enseignement professionnel, la question peut être abordée en PSE. La question du sommeil figure au programme de seconde professionnelle et au programme de CAP. Le programme de première professionnelle aborde la question du stress. Quant au programme de terminale professionnelle, il consacre un module à la thématique « les ressources en énergie et le développement durable ». Chacune de ces situations permet de créer un pont avec les modèles économiques des médias, sociaux notamment, et la captation de l’attention. Ces deux questions figurent dans le Vademecum EMI paru en janvier 2022.
Jean-Baptiste Clad, professeur documentaliste
Lycée Polyvalent Jean Rostand, Strasbourg
Sources :
1. « L’exposition aux ondes électromagnétiques en 8 questions », dans Roger GENET, dir., anses, https://www.anses.fr/fr/exposition-ondes-electromagnetiques-questions (Consultée le 04/01/2023).
2. BOULLIER Dominique. Comment sortir de l’emprise des réseaux sociaux, Paris, Le Passeur, 2020, 304 p.
3. FITZ Nicholas et al.. « Batching smartphone notifications can improve well-being », Computers in Human Behavior, Volume 101, décembre 2019, p. 84-94, dans ScienceDirect, https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0747563219302596 (Consultée le 04/01/2023).
4. MENGQI Liao, S. SHYAM Sundar. « Sound of silence: Does Muting Notifications Reduce Phone Use? », Computers in Human Behavior, Volume 134, septembre 2022, article 107338, dans ScienceDirect, https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0747563222001601 (Consultée le 04/01/2023).
5. ADEME. En route vers la sobriété numérique, Angers, ADEME, septembre 2022, 15p, https://librairie.ademe.fr/cadic/6555/guide-en-route-vers-sobriete-numerique.pdf (Consulté le 04/01/2023).